Libertés confinées
Depuis novembre 2015 et le passage des oiseaux de carnage[1], une ombre sécuritaire plane sur la France. « Reconstruire en mieux », est le thème choisi pour la journée internationale des Droits de l’Homme de cette année si particulière. À l’aune d’une « crise humaine »[2] sans précédent certains États ont parfois vu dans la crise de la COVID-19 une possibilité de confiner certaines libertés au profit d’un contexte sécuritaire accru. Mais cette reconstruction pour combler les inégalités et les conséquences de la crise sanitaire est-elle vraiment la priorité ?
Dès le début de la crise sanitaire l’Organisation des Nations Unies (ONU) exhorte ses États membres à ne pas négliger la solidarité « rappelant notre interconnexion et l’humanité que nous partageons en tant qu’êtres humains »[3] et permettant le respect et l’application des Droits de l’Homme. Cette « crise »[4] ne doit pas supplanter la préservation des droits et libertés, conférés à chaque individu, « sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale […] »[5]. Surtout, la protection des droits fondamentaux et des personnes doit demeurer comme l’une des valeurs clés des sociétés démocratiques, et rappelons que nombreux sont les instruments des Droits de l’Homme devant être perçus non comme des instruments inertes, mais bien tels des instruments « vivants », évoluant avec la société[6]. Et pourtant. Et pourtant, le pays des Droits de l’Homme semble aujourd’hui être parfois l’exemple des dérives autoritaires qu’il condamnait d’antan. C’est en tout cas la crainte de la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, de la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression ainsi que du Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d'association au sein d’une communication datée du 12 novembre 2020[7].
Cette communication fait suite à la Proposition de loi « relative à la sécurité globale »[8], dont nombre de mesures visent à lutter contre la menace terroriste[9], en arguant notamment de la restriction de la diffusion d’images des forces de l’ordre[10] « dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique ». D’aucuns considèrent cet article comme susceptible d’entraver la dénonciation de violences policières à l’encontre de la population. Le gouvernement quant à lui soutien l’intérêt de cette mesure qu’il entend comme précise et n’entravant nullement la dénonciation de telles violences. Or, un an auparavant, la France était déjà mise en cause par quatre procédures spéciales du Conseil des Droits de l’Homme concernant « l’usage possiblement disproportionné d’armes non meurtrières par les forces de l’ordre lors des manifestations des gilets jaunes »[11].
Cette communication, co-écrite notamment par Madame Steinerte, Vice-Présidente du Groupe de travail sur les détentions arbitraires, et Monsieur Frost, Rapporteur spécial sur la situation des défenseurs des Droits de l’Homme, faisait part de leur préoccupation suite à des allégations de traitements inhumains et dégradants, d’arrestations et de détention arbitraires. En effet, ces Rapporteurs se voyaient surtout « troublés » par des présomptions d’atteintes à « l’exercice légitime du droit à la liberté d’expression et de réunion pacifique »[12]. Et pourtant. Et pourtant, la communication du 12 novembre 2020 reprend les craintes exprimées en 2019. Comme le relèvent à juste titre les Rapporteurs spéciaux, cette loi « émerge dans un contexte général de la lutte anti-terroriste », contexte accru par l’attentat perpétré par un terroriste tchétchène à l’encontre de Monsieur Paty, enseignant de la République. En réalité, cette loi n’est que la traduction « concrète »[13] d’une politique qui tente de s’adapter aux défis de notre temps. Or, si la loi de 1955 sur l’état d’urgence était « corrompue […] au premier jour »[14], il est à craindre que l’introduction de ce régime d’exception dans le droit commun le soit tout autant. Plus encore, le « manque de précision […] susceptible de porter préjudice à l’état de droit »[15] demeure : la proposition de loi n’a, en effet, bénéficié que de l’ajout d’une « garantie » pour la liberté de la presse (avec une restriction de ce qui est entendu comme « presse »). Garantie en demi-teinte, susceptible de tomber sous le coup de la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour qui « la fonction de la presse [..] consiste à diffuser des informations et des idées [et auxquelles] s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir »[16]. Surtout cette liberté de la presse s’exprime et fait régulièrement la Une : le procès des attentats de Charlie Hebdo en est l’écho. La question des gardes à vue dans un contexte terroriste et sécuritaire est aussi celle « des conditions [dans lesquelles] on recueille la parole des Hommes »[17], et démontre la constance et le risque de telles détentions avec l’application de la loi sécurité globale. Cette dernière affaiblit par ailleurs la crédibilité diplomatique de la France à l’international.
Finalement, l’intrication entre la pérennité des Droits de l’Homme avec les nouvelles menaces auxquelles les États sont confrontés apparaît aujourd’hui comme un défi insoluble pour la « reconstruction ». Dès la crise passée, une fois les populations déconfinées, une question subsistera : nos libertés le seront-elles aussi ?
Par Clémentine Elfasci, Délia Hammar, Camille Houtteman, Arthur Romano et Agathe Schramm
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RÉFÉRENCES
Tous les liens ont été consultés de nouveau en date du 04 janvier 2021.
[1] Les « oiseaux de carnage » faisant ici référence aux prédicateurs du terrorisme et des auteurs d’actes de terrorisme ; Taubira Christiane, Nuit d’épine, Plon, 2019, p.250. [2] Allocution du Secrétaire Général de l’Organisation des Nations Unies, António Guterres, 19 mars 2020, accessible ici [3]Ibid. [4] Sur la notion de crise, considérons ici qu’elle ne doit pas être perçue comme étant l’urgence mais bien celle de l’indécision ; Robinson James, Encylopédie des sciences sociales, 1968 ; Crise étant entendue comme rupture dans l’ordre et le système établi ; Morin Edgar, « Pour une crisologie », in Communications, n°25, 1976, pp. 149-163. [5] Article 2 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, 1948. [6] Cour Européenne des Droits de l’Homme, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, req. 5856/72, §31, accessible ici ; Cour Européenne des Droits de l’Homme, Selmouni c. France, 28 juillet 1999, req. 25803/94, §101, accessible ici. [7] Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme, Commentaires et suggestions à propos de la proposition de loi n° 3452 relative à la sécurité globale datant du 20 octobre 2020, 12 novembre 2020, p. 1. accessible ici. [8] Proposition de loi nº 3452 relative à la sécurité globale, Assemblée Nationale, accessible ici. [9] Notons en ce sens « les enseignements des épisodes terroristes précédents » qui conduisent les députés à proposer « la possibilité pour les policiers nationaux et militaires de la gendarmerie nationale de conserver leur arme hors service lorsqu’ils accèdent à un établissement recevant du public », article 25 de la proposition de loi, accessible ici. [10] La notion de « forces de l’ordre » s’entend ici comme étant les « agent de la police nationale, d’un militaire de la gendarmerie nationale ou d’un agent de police municipale, lorsque ces personnels agissent dans le cadre d’une opération de police. », article 24 de la proposition de loi adopté en première lecture, accessible ici. [11] Relevons ici la présence – à nouveau – du Rapporteur Spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression ainsi que le Rapporteur Spécial Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d'association ; Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies, Informations reçues concernant des allégations d’usage excessif de la force au cours de diverses manifestations du mouvement des «gilets jaunes», organisées depuis mi-novembre 2018, ayant occasionné des blessures de plusieurs manifestants, mais aussi des arrestations et des violations aux droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique, 11 février 2019, accessible ici. [12]Ibid, p.1. [13] L’expression est empruntée au gouvernement à l’issue d’un Conseil de défense qui annonçait « prendre des mesures concrètes » dans la lutte contre le terrorisme ; Misouard (de) Siegrid, Bornstein Gilles, Assassinat de Samuel Paty : le gouvernement annonce des mesures concrètes, Franceinfo, 19 octobre 2020, accessible ici. [14] Comme l’explique Christiane Taubira, l’article 24 de la Constitution de 1958 prévoit que « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du Gouvernement […] », pourtant en 1960, quand il s’agira de l’appliquer, face à la défiance du législateur, le Gouvernement « la confisque […] par ordonnance », au premier jour donc de sa première utilisation, les conditions permettant son enclenchement ont été biaisées par l’Exécutif ; Taubira Christiane, Op. cit. note 1, p.238. [15]Op. cit. note 7, p. 2. [16] Cour Européenne des Droits de l’Homme, Syk c. Turquie (n°2), 24 novembre 2020, §175 : « la fonction de la presse qui consiste à diffuser des informations et des idées sur de telles questions s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de "chien de garde" » accessible ici. [17] Extraits de la plaidoirie de Maître Apelbaum rapportés par Charlie Hebdo ; Haenel Yannick, Boucq François, Cinquante-deuxième jour : la colère de la défense, 11 décembre 2020, accessible ici.
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