Quelle responsabilité de la France dans le génocide rwandais ? Entretien avec Vincent Duclert
Rapport Duclert et Rapport de Kigali :
Quelle responsabilité de la France dans le génocide rwandais ?
Entretien avec Vincent Duclert
À la tête de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, Vincent Duclert a accepté de répondre à nos questions sur le Rapport Duclert, remis le 26 mars 2021 au Président de la République. À la fois chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et inspecteur général de l’éducation nationale, il a été mandaté par l’Élysée, avec douze autres historiens, pour analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda entre 1990 et 1994[i].
Suite au sommet de la Baule en 1990[ii], la France s’est engagée au Rwanda pour œuvrer à la démocratisation du pays et favoriser la conclusion d’accords de paix entre le gouvernement rwandais et le Front patriotique rwandais[iii]. Avec la signature des accords d’Arusha le 4 août 1993 mettant fin à la guerre civile contre le Front patriotique rwandais, les forces françaises ont été remplacées par les casques bleus. Alors que le génocide de la population tutsi par le gouvernement et les extrémistes hutu débute le 6 avril 1994, les Nations Unies autorisent l’envoi d’une force française pour mettre fin aux massacres, l’Opération Turquoise, le 22 juin. Celle-ci se retirera plus d’un mois après la fin du génocide le 15 juillet. En trois mois, entre 800 000 et 1 000 000 de Rwandais, majoritairement des Tutsi, ont été victimes du génocide. L’engagement militaire et diplomatique de la France aux côtés du gouvernement rwandais, de 1990 à 1994, soulève la question de sa part de responsabilité dans le génocide.
Dans ses conclusions, le Rapport Duclert met en avant un ensemble de responsabilités de la France mais rejette toute complicité dans le génocide. Il est notamment fait état de responsabilités politiques, les autorités faisant preuve « d’un aveuglement continu dans leur soutien à un régime raciste, corrompu et violent »[iv]. Sont également mentionnées des responsabilités intellectuelles, à cause des pratiques irrégulières du pouvoir, et cognitives, dues à l’incapacité à concevoir et comprendre le génocide en cours. Toutefois, pour les historiens, rien dans les archives françaises ne permet de démontrer une « volonté [française] de s’associer à l’entreprise génocidaire »[v].
Dans ses réponses, Vincent Duclert revient sur la difficulté et le défi que constitue la rédaction d’un tel Rapport.
● Qu’est-ce qui a été particulièrement difficile dans la rédaction du Rapport selon vous ? Hormis la difficulté d’accéder à certaines archives écrites, pourquoi n’avez-vous pas réussi à obtenir des témoignages oraux des différents anciens acteurs et témoins ?
« Le plus difficile a été la course contre la montre car le Rapport devait conclure deux années de travail, or la tâche de dépouillement des archives était colossale. La lettre présidentielle de mission demandait en priorité le dépouillement des archives pour lesquelles nous avions un accès complet. La Commission n'a pas lancé de campagne d'archives orales auprès des témoins et acteurs des événements étudiés faute de temps : car il est nécessaire, dès lors qu'on s'engage dans une telle entreprise, de le faire systématiquement, avec des méthodes de recueil et de constitution des archives orales très éprouvées. »
À peine un mois après la publication du Rapport Duclert, Kigali a sorti son propre Rapport le 19 avril, commandé au cabinet d’avocats étasunien Muse, intitulé « Un génocide prévisible : le rôle de l’État français en lien avec le génocide contre les Tutsi au Rwanda »[vi]. La méthode de recherche du Rapport Muse est très différente puisque basée majoritairement sur des documents provenant d’organisations non-gouvernementales, d’échanges diplomatiques, d’articles de presse et sur plus de 250 témoignages, dont de victimes[vii]. Si les conclusions générales des deux Rapports sont similaires, il existe deux points principaux de divergence entre les deux. D’une part, à la différence du Rapport Duclert, le Rapport de Kigali s’intéresse aussi à la période post-1994 et montre comment la France a cherché à « retarder certaines procédures et à dissimuler la vérité »[viii]. Le Rapport parle d’une « opération de camouflage afin d’enterrer son passé au Rwanda »[ix]. D’autre part, alors que le Rapport Duclert met en avant que Paris a été aveugle, le Rapport Muse souligne comment la France « porte une lourde responsabilité pour avoir rendu possible un génocide prévisible », notamment en armant, conseillant, formant, équipant et protégeant le régime rwandais[x]. À la question « cette descente aux enfers aurait-elle pu être évitée ? »[xi], le Rapport répond que oui, puisque la France « n’a rien fait pour stopper les massacres », alors qu’elle « avait connaissance de leur préparation »[xii].
Face à ces divergences de conclusions, Vincent Duclert livre ses vues sur l’interprétation et la suite qu’il faut donner à de tels Rapports de recherche.
● Comment appréhender ces autres Rapports, celui de 2008 de la commission rwandaise Mucyo, puis celui de 2021 du cabinet d’avocats Muse ? Quelle place, quelle importance leur donner, sachant que les sources ne sont pas les mêmes ?
« Il est tout à fait essentiel que les Rwandais poursuivent de tels travaux qui permettent aujourd'hui, avec le Rapport Muse et le Rapport Duclert particulièrement, d'écrire une histoire commune, exprimant la vérité sur le dernier génocide du XXème siècle et la responsabilité que la France porte dans son déclenchement. Je me félicite du Rapport Muse et de sa réception en France. »
● À la différence de votre Rapport, le Rapport de Kigali fait également état des réactions de la France après 1994 et montre que la France semble avoir cherché à dissimuler son rôle et a même offert une protection à certains auteurs de crimes. Estimez-vous que la période d’étude de la Commission, s’arrêtant à 1994, est suffisante à un établissement des faits et de la vérité sur la responsabilité de la France ?
« Nous n'étions pas mandatés sur la période de 1994 à nos jours, qui est tout à fait importante eu égard à l'ampleur du déni qui s'est affirmé durant ces presque trois décennies. La force de notre Rapport est d'avoir répondu à la commande scientifique. Mais l'introduction inscrit notre travail dans son contexte présent dont nous n'ignorons rien. Ce qui nous a guidés est l'information de première main livrée par les archives d'État, qu'il s'est agi d'analyser sans préjugé aucun. »
● Sur le rôle de la France, l’ancien Premier Ministre Édouard Balladur a déclaré que « la France n’a pas à s’excuser pour le génocide au Rwanda »[xiii], alors que l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau « supplie Macron de présenter des excuses »[xiv]. Quel est votre point de vue sur la position que devrait adopter la France, à l’égard du Rwanda mais aussi des génocidaires rwandais réfugiés en France ?
« La Commission de recherche que j'ai présidée a remis une œuvre scientifique au Président de la République, au bout de deux ans de travail intensif dans les fonds d'archives français. Le Rapport a été aussitôt rendu public. Il conclut à des responsabilités lourdes, accablantes, des autorités françaises dans leur politique au Rwanda aboutissant au génocide des Tutsi, une politique qui a favorisé le processus génocidaire sans intention de s'en rendre complice, en ne comprenant rien des dangers de cet engagement aussi bien militaire que diplomatique et politique entre 1990 et 1993. Cette vérité historique impose incontestablement des actes de réparation, – je ne dis pas de repentance car la reconnaissance de la vérité n'est pas une repentance mais une dignité et une grandeur –. Nous, chercheurs, nous les avons assumés avec ce travail de recherche qui en appelle d'autres. Le Président de la République qui a voulu cet engagement de la recherche décidera des actes de réparation qui s'imposent en direction du Rwanda, des Rwandais, à destination du monde aussi car les génocides et l'impossibilité de les combattre concernent l'humanité entière. »
La question des excuses officielles est une première étape vers le rétablissement de la vérité et de la justice et vers la réconciliation. Si le Président Emmanuel Macron considère ces Rapports comme « une nouvelle étape qui permet de se projeter dans un avenir commun »[xv] avec le Rwanda, une « compréhension commune de ce passé »[xvi] ne sera peut-être pas suffisante pour les victimes. En effet, la question de la responsabilité juridique de ceux qui ont facilité le génocide reste entière. Les avocats de six parties civiles ont d’ailleurs profité du Rapport Duclert pour envoyer une lettre aux juges français le 22 avril, afin de les encourager à reprendre leurs investigations[xvii]. Cette lettre met notamment en cause l’entourage du Président de la République de l’époque, François Mitterrand, dont certaines personnalités devraient être entendues, voire poursuivies, selon ces avocats[xviii]. À ce jour, trente-deux plaintes ont été déposées contre des génocidaires rwandais réfugiés en France[xix].
Nous tenons à remercier Vincent Duclert d’avoir pris le temps de répondre à nos questions.
Par Flore Heinrich, Pauline Laborde, Eva Pawlowski, Élisa Pothée et Alice Vouhé
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RÉFÉRENCES
[i] « Lettre du Président de la République adressée, le 5 avril 2019, à M. Vincent Duclert », disponible ici. Les autres historiens de la Commission Duclert sont : Mme Catherine Bertho Lavenir, M. David Dominé-Cohn, Mme Isabelle Ernot, M. Thomas Hochmann, Mme Sylvie Humbert, M. Raymond H. Kévorkian, M. Erik Langlinay, Mme Chantal Morelle, M. Guillaume Pollack, M. Etienne Rouannet, Mme Françoise Thébaud, Mme Sandrine Weil. [ii] Sommet France-Afrique de la Baule du 20 juin 1990, tenu dans le cadre de la 16ème conférence des chefs d’État d’Afrique et de France. [iii] Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, « La France, le Rwanda et le Génocide des Tutsi », 26 mars 2021, disponible ici. [iv] Ibid., p. 13. [v] Ibid., p. 972. [vi] Levy, Firestone, Muse, “A Foreseeable Genocide: The Role of the French Government in Connection with the Genocide Against the Tutsi in Rwanda”, 19 avril 2021, disponible ici. D’ailleurs, il ne s’agit pas du premier Rapport commandé par le gouvernement rwandais. En 2008, deux ans après la rupture des relations diplomatiques franco-rwandaises, le chef d’État Paul Kagame avait demandé à la commission rwandaise Mucyo de recueillir différents témoignages. La commission avait conclu à l’époque que « l’État français a joué une part active dans la préparation et l’exécution du génocide ». Dans : Cyril Bensimon, Pierre Lepidi et Gaïdz Minassian, « Après la commission Duclert, Kigali publie son propre Rapport sur la responsabilité de la France dans le génocide au Rwanda », Le Monde, 19 avril 2021, disponible ici. [vii] Cyril Bensimon, Pierre Lepidi et Gaïdz Minassian, « Après la commission Duclert, Kigali publie son propre Rapport sur la responsabilité de la France dans le génocide au Rwanda », Op. Cit. [viii] Ibid. Notamment, le Rapport revient sur l’attitude de la France lors de l’enquête menée par le juge Jean-Louis Bruguière sur l’attentat perpétré contre l’avion du président Habyarimana le 6 avril 1994. Il met également en avant le fait que la France aurait « offert un refuge à de nombreuses personnes soupçonnées d’être impliquées dans des crimes de génocide, dont l’ancienne première dame Agathe Habyarimana ». Le Monde précise que « d’après le Rapport Muse et plusieurs associations de rescapés, il s’agit de plus de 100 personnes établies en France ». [ix] Levy, Firestone, Muse, “A Foreseeable Genocide: The Role of the French Government in Connection with the Genocide Against the Tutsi in Rwanda”, Op. Cit., p. 568. [x] Ibid., p. xxii. [xi] Yann Gwet, “For Rwanda, the Muse Report is Refusal of Historical Amnesia”, The New Times, 19 avril 2021, disponible ici. [xii] Sylvie Corbet, “Rwanda report blames France for 'enabling' the 1994 genocide”, The Washington Post, 19 avril 2021, disponible ici. Le Rapport souligne en effet que la France a continué à soutenir le gouvernement du président rwandais de l'époque, Juvénal Habyarimana, malgré les « signaux d'alarme ». Selon ses termes, “the French government was neither blind nor unconscious about the foreseeable genocide”. Dans : Levy, Firestone, Muse, “A Foreseeable Genocide: The Role of the French Government in Connection with the Genocide Against the Tutsi in Rwanda”, Op. Cit., p. 2 (préface). [xiii] « Édouard Balladur : la France n’a pas à s’excuser pour le génocide au Rwanda », France 24, 14 avril 2021, disponible ici. [xiv] « Stéphane Audoin-Rouzeau “supplie” le Président de la République de présenter des excuses », France Inter, 6 avril 2021, disponible ici. D’ailleurs, la Belgique, les États-Unis, le Vatican et les Nations Unies ont déjà présenté leurs excuses pour leur inaction lors du génocide rwandais. Dans : Medhi Ba, « Génocide des Tutsi : un Rapport met en cause François Mitterrand », Jeune Afrique, 19 avril 2021, disponible ici. [xv] Cyril Bensimon, Pierre Lepidi et Gaïdz Minassian, « Après la commission Duclert, Kigali publie son propre Rapport sur la responsabilité de la France dans le génocide au Rwanda », Op. Cit. [xvi] Sylvie Corbet, “Rwanda report blames France for 'enabling' the 1994 genocide”, Op. Cit. [xvii] Piotr Smolar, « En France, les avocats s’emparent du Rapport Duclert sur le Rwanda », Le Monde, 23 avril 2021, disponible ici. [xviii] Ibid. Huit personnalités parmi les conseillers, politiques ou militaires de F. Mitterrand sont citées, dont notamment Hubert Védrine, alors secrétaire général de l’Élysée, François Léotard, ministre de la défense, Bruno Delaye, conseiller Afrique du président, ou encore le général Christian Quesnot, chef de l’état-major particulier du président. [xix] « Vincent Duclert : “Au Rwanda, la France a renforcé la vision du peuple hutu, majoritaire” », France Inter, 27 mars 2021, disponible ici.
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