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Approche socio-écologique de l'État de la Mer Rouge au Soudan

Approche socio-écologique de l'État de la Mer Rouge au Soudan : réflexions sur la résilience et le développement intégré - Entretien avec Tarik Chekchak


“Les praticiens de la résolution des conflits et de la conservation de l’environnement devraient tous remettre en question le concept de résilience lorsque les contextes demandent une régénération sociale et écologique”[1]


Ingénieur écologue de formation, Tarik Chekchak a dirigé pendant douze ans le programme “Sciences et environnement” de l’Équipe Cousteau et de la Cousteau Society, des organisations non gouvernementales de protection de l’environnement. Dans le cadre de ses fonctions, il a développé et mené une large étude socio-écologique de l’État de la Mer Rouge au Soudan, contribuant ainsi au classement de deux parcs nationaux au patrimoine mondial de l’UNESCO. Loin de se focaliser exclusivement sur la protection de l’environnement, Tarik Chekchak est attaché à la gestion intégrée des milieux naturels, prenant en compte à la fois les aspects socio-économiques, naturels et culturels.


Tarik Chekchak a accepté de répondre à nos questions à propos de la notion de résilience, qu'il a notamment étudiée dans son article When Resilience is Not Enough: Learning from Nature to Regenerate Social and Ecological Systems[2]. Concept souvent invoqué durant et après un conflit, la résilience s’entend comme un élément crucial pour la réhabilitation des personnes et des sociétés.

Tarik Chekchak nous partage son interprétation particulière de ce concept et n’hésite pas à en montrer les limites et perspectives. Ainsi, il revient sur l’approche intégrée qu’il a adopté dans le cadre de son projet au Soudan, animé par la protection de l’environnement tout en prenant en compte le développement économique et social de la région ainsi que les volontés des populations locales.


Que signifie le concept de résilience pour vous, en tant qu’ingénieur écologue ?

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« La résilience peut être définie comme la capacité à retrouver son identité, ses fonctions, ses structures après un choc. On parle de choc lorsqu'un événement, même de faible importance, participe à un “franchissement de seuil”. Cela fait appel à la notion de panarchie[3]. […] Quelque chose de gérable devient ingérable par l’écosystème et peut le faire s'effondrer. C’est ce que l’on appelle la “révolte”. Du fait d'un déséquilibre dans le système, une crise qui aurait normalement pu passer, et éventuellement permettre la régénération de certaines espèces, devient une crise qui remet finalement en jeu tout ce système.


On peut faire l’analogie avec les socio-écosystèmes traités avec Aline [Brachet], c’est-à-dire l’idée d’une interrelation forte entre le système social et le système écologique. […] Il faut comprendre de quel système on parle. […] Ce qui était un inconfort, c’est-à-dire des phénomènes sociaux récurrents, peu agréables mais supportables par les personnes, devient quelque chose d’ingérable. Si on dépasse un seuil d’intensité, cela peut faire s’effondrer toute la société. Je prends un exemple extrême avec le djihadisme [notamment au Mali] dont l’insurgence, en quelques années, est liée à une déstructuration sociale de trop grande intensité alors que la culture n’était pas orientée vers cela au départ. […] On se rend compte du seuil souvent quand on l’a déjà franchi.


Dans leur manière de traiter la thématique de la résilience, certaines organisations, notamment en France, diffusent l'idée qu'il faudrait s'adapter à l'inacceptable. Je suis complètement contre. Il y a parfois une utilisation abusive et fataliste du terme de résilience qui revient à dire : “adaptons-nous, développons des mécanismes de résistance mais ne cherchons pas trop à transformer le système”.


La résilience est importante mais il faut aussi s’attaquer aux racines des problèmes, changer le jeu pervers qui conduit à ces situations, sinon il s’agit juste de traiter les symptômes sans s’attaquer aux racines du mal. ».

Vous êtes vous-même intervenu dans des contextes où le « franchissement de seuil » avait été dépassé, au Soudan par exemple. Quelle a donc été votre approche eu égard aux enjeux de développement et votre intérêt pour la protection de l'environnement lors de votre projet au Soudan ?

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« Pour ce qui est du Soudan, j'ai participé à une mission en Mer Rouge pour une organisation créée par le commandant Cousteau. On est revenus sur les traces de la Calypso, navire du commandant, pour comparer les sites et voir les changements en 50 ans. […]


Lorsque nous sommes arrivés au Soudan, nous avons découvert l'état incroyable des récifs. C'était une situation préservée avec des populations de requins en très bonne santé, alors qu'ils avaient été décimés partout ailleurs. Pourquoi ? Tout simplement parce que le pays avait été en guerre : il y avait donc eu très peu de développement sur la côte. On trouvait quelques villages de pêcheurs avec de grands besoins, des besoins humains fondamentaux qui n'étaient pas satisfaits.


On m'a placé en charge de ce projet. Comme c'était avant la crise du Darfour et après la signature de l'accord de paix entre le Sud-Soudan et le Nord-Soudan, les fonds internationaux étaient prêts à aider le pays à se développer. La seule peur était que le Soudan se développe en détruisant son capital naturel. Il fallait faire l'alliance entre réduction de la pauvreté et préservation d'un environnement remarquable avec un « hot spot de biodiversité »[4]. […] Notre projet se basait à la fois sur la préservation de l’environnement et une exploitation raisonnée de la pêche, plutôt que sur la conservation de l'environnement au détriment du développement. C’est ce qu’on appelle un projet de développement intégré.


La première étape, qui a duré deux ans et demi, était de faire un état des lieux, aussi bien au niveau écologique qu'au niveau social, pour comprendre le système que l'on essayait d'influencer. Mais il s'agissait aussi, et surtout, d'écouter le savoir traditionnel, les besoins et les envies des populations locales. Ces études préalables visaient ainsi à nous faire comprendre là où on était et ce qui était "justicieux" et surtout pas "judicieux" de faire à cet endroit. Ensuite, dans une seconde phase, on a mis en place des actions, notamment la formation des pêcheurs pour qu’ils deviennent éventuellement accompagnateurs dans le business de la plongée. […] Notre mission était d'abord de créer du lien et de convaincre les opérateurs de plongée de la nécessité de former et d'employer des personnes locales.


La philosophie était de rentrer dans un dialogue et dans une compréhension de “comment faire en sorte que les pêcheurs gagnent mieux leur vie tout en préservant leur style de vie”. De cette façon, ils protégeraient et géreraient de manière raisonnable les populations animales et végétales qui, sinon, auraient pu être surexploitées assez rapidement du fait de la pauvreté extrême des pêcheurs.

Un autre enjeu de ce projet était beaucoup plus lié au jeu des grandes puissances qui voyaient dans le Soudan un lieu où ils pouvaient faire de la prospection pétrolière et signer des accords de pêche intensive. Cela aurait ruiné le pays écologiquement et économiquement en quelques décennies. Il y a donc eu beaucoup d’opérations de lobbying pour empêcher cela, y compris au sein des pays européens, qui voulaient profiter des faibles moyens de négociation du Soudan et de la corruption pour obtenir des accords de pêche intensive complètement inacceptables.


C’est un projet qui était extrêmement complexe. Il a fini par faire en sorte que les deux parcs nationaux qui étaient hors des radars des Nations Unies soient déclarés, après presque huit ans de travail, patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO. Des moyens ont donc pu être libérés pour financer des projets pour les populations soudanaises. ».


Quels moyens juridiques vous ont été utiles dans la conduite de ce projet ? Le droit était-il un autre enjeu à prendre en compte face à la situation soudanaise instable ?

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« L’aspect légal est extrêmement complexe dans ces situations-là. Le Soudan est un pays que l’on appelle, dans le langage des Nations Unies, “post-crise” voire en crise. Le conflit au Darfour a commencé juste après mais l’État de la mer Rouge n’a pas été affecté. Il y avait des tensions entre communautés mais la paix venait juste d’être signée, les rebelles qui étaient les anciens ennemis se trouvaient à des postes ministériels de l’État. Cela a créé une situation un peu parcellaire.

Il y a d’abord le droit national qui est parfois, dans ces pays, imposé par la majorité ayant pris le pouvoir. [...] Par exemple, le droit islamique et sa conception du droit islamique prenaient le dessus au niveau du droit national.


Il y a aussi le droit coutumier des populations locales qui est le droit non inscrit, oral, et chez les pêcheurs de la Mer Rouge avec qui je travaillais, cet aspect était très important. Même s'il y avait parfois un cadre légal plus ou moins flou mais écrit, ces populations-là voyaient plutôt l'État comme un parasite. Elles n'avaient pas trop envie que l'État vienne s'occuper de leur sort parce qu'elles avaient l'impression que cela apporterait plus de problèmes qu'autre chose.

Enfin, il y a les grandes conventions internationales auxquelles le Soudan était partie prenante, en sachant que certaines des conventions avaient juste été signées mais pas ratifiées.


A partir de là, nous jonglons entre plusieurs dimensions. D’une part le droit international, par exemple la convention sur les espèces migratrices et la convention sur le climat. D’autre part, tous les enjeux sociaux en tenant compte du fait que les conventions sur les droits de l'Homme ne sont pas appliquées.

Enfin, la plupart des conflits d’usage du territoire ou des ressources naturelles sont gérés par le droit coutumier. Quand on fait de l’approche intégrée, on fait un jonglage entre ces trois dimensions. ».


Finalement, cette approche intégrée est très soucieuse des besoins et pratiques de la population locale. Dès lors, comment faire admettre la prise en compte de la protection de l'environnement, qui peut sembler accessoire, dans des contextes socio-économiques parfois précaires ?

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« Pour moi, une chose cruciale est de ne pas venir avec une posture de donneur de leçon, au risque de revenir à cette image de l'aide occidentale qui vient sauver les pauvres africains de la misère. Il faut aller à la rencontre des personnes qui vivent en relation avec leur environnement, pour le meilleur et pour le pire.


Nous sommes ensemble, à essayer de répondre à des enjeux globaux pour lesquels on se rend compte que les solutions du XXe siècle sont devenues les graves problèmes du XXIe siècle. Dans ces zones [conflictuelles], ils n’en sont pas là, ils se demandent juste comment avoir suffisamment à boire, à manger et envoyer leurs enfants à l’école. Pour pouvoir le faire, ils se relient à leur environnement.

On est dans un partage de connaissances et il est très important de se mettre au même niveau. On peut ramener des connaissances d’un peu partout, notamment scientifiques, sur les dynamiques des coraux. […] On est dans une posture d’échange de savoirs, on prend le temps de voir avec eux ce qu’ils veulent.


On a ainsi mis au point au Soudan un Fonds de soutien villageois où les pêcheurs décidaient de l’allocation des ressources récoltées. Le mandat était clair : ils devaient laisser tomber la vente des ailerons de requins et les pratiques destructrices de l’environnement en échange d’emplois.


Il faut créer un pont, une alliance où les solutions fondées sur la nature[5], c’est-à-dire des écosystèmes en bonne santé, fournissent les ressources essentielles à la satisfaction des besoins humains fondamentaux. C’est une relation gagnant-gagnant. ».


Nous remercions de nouveau Tarik Chekchak de nous avoir exposé son point de vue et ses recherches. Son approche novatrice nous a conduit à nous questionner sur la prise en compte des besoins des populations locales et la mise en balance de ces besoins avec les impératifs environnementaux. Le développement socio-écologique est une problématique centrale et l’approche est plus que jamais d’actualité dans les projets humanitaires.


Interview de M. Tarik Chekchak réalisé par

Nathanaël GRIFFART, Léa IVOULE MOUSSA, Sophie LENGRAND, Jane POMMIER et Lucie VERREAUX



BIBLIOGRAPHIE


1. Articles


● A. BRACHET et T. CHEKCHAK, “When Resilience is Not Enough: Learning from Nature to Regenerate Social and Ecological Systems - Crossed paths and practices in the fields of socio-ecological change: Lessons from territorial socio-ecological regeneration from Biovallée (France) to the Sahel”, publication à venir, 4 pages.

● N. MYERS, R. A. MITTERMEIER, C. GOETTSCH MITTERMEIER, G. A.B. DA FONSECA & J. KENT, “Biodiversity hotspots for conservation priorities”, Nature, Vol. 403, 24 février 2000, 5 pages.



2. Sites Internet


● Comité français de l’Union internationale pour la conservation de la nature, “Solutions fondées sur la nature” : https://uicn.fr/solutions-fondees-sur-la-nature/

[1] A. BRACHET et T. CHEKCHAK, “When Resilience is Not Enough: Learning from Nature to Regenerate Social and Ecological Systems - Crossed paths and practices in the fields of socio-ecological change: Lessons from territorial socio-ecological regeneration from Biovallée (France) to the Sahel”, publication à venir [disponible ici]. [2]Ibid. [3] Ibid. [4] Concept développé depuis 1988 à l’Université d’Oxford par l’équipe de Norman MYERS, chercheur britannique spécialisé dans les rapports entre l’écologie et l’économie - N. MYERS, R. A. MITTERMEIER, C. GOETTSCH MITTERMEIER, G. A.B. DA FONSECA & J. KENT, “Biodiversity hotspots for conservation priorities”, Nature, Vol. 403, 24 février 2000, pp. 853-858, [disponible ici]. [5]D’après l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), les solutions fondées sur la nature sont définies comme “les actions visant à protéger, gérer de manière durable et restaurer des écosystèmes naturels ou modifiés pour relever directement les défis de société de manière efficace et adaptative, tout en assurant le bien-être humain et en produisant des bénéfices pour la biodiversité” [disponible ici].

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