Du « délit de solidarité » au principe de fraternité : bilan d’une controverse
Ces dernières années, les poursuites pénales à l’encontre de personnes ayant porté assistance, par humanité et de façon désintéressée, à des personnes étrangères en situation irrégulière se sont multipliées en France[i]. Le cas le plus emblématique est celui de Cédric Herrou, qui fut poursuivi et condamné dans diverses instances pour avoir porté assistance à des personnes étrangères en situation irrégulière, et ce, sur le fondement de l’article L. 622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA)[ii].
Cette affaire a souligné une imperfection importante dans la loi française : le délit de solidarité par humanité. En effet, alors qu’il est établi depuis longtemps que les principes de liberté et d’égalité expressément citée par la Constitution ont une pleine valeur juridique, tel n’était pas le cas du dernier terme de la devise républicaine, à savoir la fraternité. Le cas de Cédric Herrou illustre parfaitement les stigmatisations discursives qui, selon l'application du CESEDA, sont utilisées pour accuser ceux qui apportent de l'aide aux personnes étrangères en situation irrégulière. En effet, pour étayer leurs convictions, les juges ont soutenu que ces personnes solidaires n'ont pas agi par « simple volonté de secours »[iii], mais ont été animées par un « esprit de rébellion »[iv]. Leurs actions « s'inscrivent dans une stratégie militante qui cherche à faire échouer la politique migratoire promue par l’État »[v], ce qui en fait donc des « ennemis publics »[vi].
Dans un contexte de déshumanisation progressive des personnes étrangères présente sur le territoire, cette affaire a aussi souligné un paradoxe : celle d’encourir des sanctions lorsque l’on porte assistance à une personne étrangère en situation irrégulière dans un but de fraternité ou dit humanitaire. Ainsi, Cédric Herrou soutenait que cet article définissant le délit d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irréguliers, dit « délit de solidarité » méconnaissait le principe de fraternité. En effet, les exemptions pénales prévues par la disposition ne prévoyaient pas d’immunité en cas d’aide au séjour irrégulier dans un but purement humanitaire, c’est-à-dire n’ayant donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte.
Finalement, le 6 juillet 2018, le Conseil constitutionnel a reconnu valeur constitutionnelle au principe de fraternité sur le fondement du préambule et des articles 2 et 72-3 de la Constitution[vii]. Ce principe qui s’exprime à travers les valeurs de solidarité, de vivre ensemble, de dignité et de tolérance a donc connu un nouveau souffle dans le cadre du durcissement des politiques migratoires, où le recours à des mesures de police administrative de plus en plus contraignantes permettent l’arrestation, le placement en rétention et l’éloignement des étrangers en situation irrégulière.
Saluée à l’époque comme historique, cette décision s’avère à l’usage ambivalente. En effet, si désormais, le juge constitutionnel peut opérer le contrôle de constitutionnalité d’une loi à l’aube du principe de fraternité, il est également précisé que « la sauvegarde de l’ordre public constitue [aussi] un objectif à valeur constitutionnelle »[viii]. Cependant, l’application du principe de fraternité demeure une avancée pour la protection des libertés fondamentales car elle permet un contrôle plus poussé des mesures de répression en élargissant le contrôle de constitutionnalité de la loi[ix].
En l’espèce, cela a eu pour effet de recentrer la répression sur « les passeurs » c’est-à-dire sur les personnes, qui moyennant finance, facilitent le voyage et le passage clandestin des frontières.
Cependant, la loi asile et immigration est venue durcir cette décision. Promulguée en septembre 2018, elle a traduit le « but humanitaire » du Conseil constitutionnel en « but exclusivement humanitaire », ce qui « ouvre la porte à des condamnations de personnes qui agissent dans un objectif militant »[x].
Si Cédric Herrou a été définitivement relaxé le 31 mars dernier[xi], « Les restrictions apportées par la France aux actions de solidarité sont de surcroît en contradiction flagrante avec de multiples engagements internationaux (Directive européenne 2002-90, Résolution du Conseil de l’Europe, recommandations de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, Déclaration des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’homme) » alerte la Commission nationale consultative des droits de l’Homme.[xii]
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RÉFÉRENCES
[i] V. CHAMPEIL-DESPLATS , « Le principe constitutionnel de fraternité : entretien avec Patrice Spinosi et Nicolas Hervieu », Revue des droits de l’Homme n°15, consultée le 18 avril 2021, accessible ici [ii] Article L. 622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, accessible ici [iii] S.I. SFERCO, «Modes de subjectivation et pratiques de liberté autour du « Délit de solidarité » », Universidad de Buenos Aires, 2019, p.63 [iv] S.I. SFERCO, «Modes de subjectivation et pratiques de liberté autour du « Délit de solidarité » », Ibid. [v] Tribunal judiciaire de Nice, 10 février 2017, n° 16298000008, accessible ici [vi] A.P. PENCHASZADEH, « Solidarity and Fraternity. A new ethical-political key for migrations” Rev. Interdiscip. Mobil. Hum. vol.27 no.55 Brasília Jan./Apr. 2019, (2019), consultée le 18 avril 2021, accessible ici. [vii] Constitution française (1958), accessible ici [viii] Conseil constitutionnel, «Décision n° 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018 », accessible ici. [ix] En effet, désormais la fraternité pourra être invoquée dans le contrôle a priori et a posteriori des lois. [x] N. BIRCHEM, « Le délit de solidarité est toujours sanctionné », La Croix, 15 janvier 2020, accessible ici. [xi] Le Monde, « Symbole de l’aide aux migrants en France, Cédric Herrou relaxé définitivement », 31 mars 2021, accessible ici. [xii] Commission nationale consultative des droits de l’Homme, « La solidarité n’est pas un délit », Communiqué de presse du 18 mai 2017, accessible ici
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