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Face à la critique de la communication humanitaire : humanisation et bienveillance

Face à la critique de la communication humanitaire : humanisation et bienveillance avec le photographe Pierre-Michel Virot

L’image joue un rôle clef dans les campagnes destinées à informer les populations sur l’existence et la gravité de situations humanitaires. Depuis sa démocratisation au XIXe siècle, la photographie s’est imposée comme un puissant outil de communication et accompagne toute action humanitaire. Sa naissance est concomitante à l’essor du journalisme et trouve son origine dans un intérêt croissant pour la souffrance de l’autre. Au début du XXe siècle, la photographie documente les atrocités commises contre les civils. Durant la Première Guerre Mondiale, la photographie humanitaire s’institutionnalise et s'accroît davantage au moment de la guerre du Biafra[1], notamment pour permettre la levée de fonds.

Les photos se multiplient et la prise de vue est sans cesse simplifiée depuis les années 2000. Dans le même temps, les photographes se rapprochent des individus et s’éloignent de la représentation de groupe prisée jusqu’à lors. Les images suscitent l’émotion, dérangent, indignent ou culpabilisent. La photographie humanitaire permet donc à chacun de percevoir une situation selon sa propre subjectivité. L’image offre autant de clefs de lecture qu’il existe de spectateurs. Par ailleurs, afin d’outrepasser la pluralité de ces interprétations, il nous est apparu intéressant de comprendre le regard que le photographe porte lui-même sur l’image.

Ainsi, nous nous sommes entretenues avec Pierre-Michel Virot, photographe principal de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ayant œuvré sur le terrain, notamment pour ONUSIDA. Il a accepté de répondre à nos questions afin de partager son expérience et nous apporter son point de vue sur la photographie humanitaire.

En tant que photographe humanitaire, avez-vous reçu une formation spécifique ?


Non, à l’origine je viens de l’aviation, je n’étais même pas photographe. Mais j’ai très vite appris des fautes que j’avais faites sur le terrain. Pour vous donner un exemple, je travaillais sur la lèpre et je suis parti en mission en Éthiopie. J’avais en tête les images d’un vieux film et j’ai fait des photos affreuses des gens. Quand je suis rentré, on m’a dit : « Les photos sont celles que l’on faisait il y a plus d’une vingtaine d’années. C’est trop voyeuriste ». Une seule photo a plu, celle d’une personne dont la main avait été refaite en partie. Cette personne n’avait aucune sensation dans les doigts, mais grâce au simple visuel, elle était capable de faire du tissage. Grâce à cette expérience, j’ai décidé de me concentrer sur le côté positif. Je me suis demandé comment je pouvais donner une autre vision de la maladie et susciter une forme d’espoir. J’ai donc rencontré des lépreux en Inde, j’allais voir comment leurs mains étaient refaites et montrer leur activité. J’ai alors essayé de montrer des images beaucoup plus subjectives. Je me rappelle d’une photographie qui plaisait aux gens. Il s’agissait d’une vieille femme, assise par terre, à côté de laquelle il y avait un banc public tout vide. La question était : pourquoi n’est-elle pas assise sur le banc ? Ce genre d’image crée une suggestion de « ce qui pourrait être » mais avec beaucoup plus de respect dans l’image et surtout avec de la remise en question.


Cette évolution est-elle strictement personnelle ou s'inscrit-elle dans une évolution plus globale de la photographie humanitaire ?


Je pense que l’évolution que j’ai faite, beaucoup de photographes l’ont faite aussi. C’est important de donner une valeur « morale » dans la photographie, d’être plus subjectif et exprimer un désarroi d’une manière un peu plus subtile. Il n’y a pas de formule fixe de « comment faire ? », ça s’apprend avec les années d’expérience. Ce qu’il faut comprendre dans la photo, c’est l’importance du contact avec les gens. La moitié du travail c’est : comment aborder les gens, les apprivoiser, les charmer. [...] Une des techniques que j’ai développé était notamment de faire des pièces de théâtre. Dans une fabrique, au Mali, on a fait une pièce de théâtre pour illustrer la façon dont les gens parlaient entre eux de la prévention du SIDA. Ce qui est génial en Afrique, c'est que les gens sont prêts à jouer le jeu. Ils sont tellement émotionnels, ça m'a fait des photos superbes. Là bas, il n'y a pas beaucoup de prévention, c'est l'éducation qui permet la prévention. C'est une bonne technique pour illustrer un problème spécifique, particulièrement lorsque des valeurs morales sont en jeu.


Vous avez parlé du respect dans l’image. Demandez-vous automatiquement le consentement des personnes que vous photographiez ?


C’est assez complexe, cela dépend de la situation. Dans des endroits comme des hôpitaux, comme j’ai pu le faire un certain temps, il n’est pas possible de demander à chaque malade son consentement, encore moins aux personnes mourantes. J’ai demandé une formule globale en faisant des formulaires à l’avance pour les envoyer dans les pays, dans différentes langues (anglais, français, hindi, arabe..). Dans beaucoup d’endroits, les personnes sont analphabètes et il est difficile de leur demander de signer des documents. Il faut être clair que le droit à l’image est quelque chose de complexe. Dans tous les pays, c’est différent, il n’y a pas de loi internationale.

En m’inspirant d’un photographe américain, j’ai trouvé une solution avec la vidéo. Je donnais mon appareil [à mon fixeur] et je lui demandais d’expliquer qui j’étais, ce que je faisais et pourquoi. Je voulais montrer que si une personne ne voulait pas, on laissait tomber ou au contraire, on pouvait voir que la personne souriait, n’était pas contre. Aujourd’hui, j’ai des tonnes de mini vidéos.


[Sur l’utilisation même de l’image], on ne peut pas écrire le C.V. d’une personne à côté de sa photo. [...] Je prends l’exemple d’une petite fille en Équateur, je vais écrire « petite fille vivant dans un village en Équateur » mais je ne vais pas aider à ce qu’on puisse localiser la personne. Je fais exprès de rester vague surtout pour les enfants qui sont les plus vulnérables.


Un photographe humanitaire est-il conduit à s’autocensurer dans le cadre de son travail au regard des différents contextes qu’il rencontre ?



Ce qu’on doit ressentir soi-même, c’est qu’il y a des situations où il faudrait photographier d’une manière à ce que la personne prise en photo soit presque méconnaissable. Par exemple, après l’OMS, j’ai travaillé pendant plusieurs années pour l'ONUSIDA. […] Au Maroc, il y avait une femme qui faisait de la prévention sur la santé sexuelle auprès d’autres femmes en leur expliquant comment mettre un préservatif avec un pénis en bois et comment se protéger. Je faisais des photos d’elle d’une certaine manière. Parfois, on la voyait sans la voir, elle était floue. Je le faisais exprès par professionnalisme. Le photographe ne fait pas de photos pour lui-même mais pense à ses clients. La même photographie peut parfois être faite différemment afin que différentes personnes ou sensibilités puissent l’employer. En Suisse ou en France on aurait pu prendre la photo où on la voit sans problème, mais dans certains pays, cela passe très mal.


Compte tenu de la multiplication des photographies notamment prises avec le téléphone, existe-t-il un risque de déprofessionnalisation du photographe humanitaire ?



Aujourd’hui, beaucoup de personnes, d’humanitaires, prennent des photographies elles-mêmes. D’ailleurs j’ai toujours été pour le feeling du give and take. J’ai contribué à ce que mon job soit pris par certaines personnes locales. C’est une évolution contre laquelle on ne peut pas vraiment lutter.

Il y a de plus en plus d’amateurs, on le voit sur Instagram. La différence entre un professionnel et un amateur qui prend de très belles photographies, c’est que l’amateur fait des photos pour lui et montre ce qu’il fait, alors […] qu’en tant que professionnel, on fait souvent des photos spécifiquement pour quelqu’un d’autre. Évidemment le photographe signe un contrat pour que ses photos soient employées dans le cadre fixé par le client. Donc, dans l’humanitaire en général, je pense que c’est bien qu’il y ait de plus en plus de photos faites dans les pays mêmes et de meilleure qualité. Mais il faudrait éviter que ça devienne trop du tourisme humanitaire. Cela peut être un danger.


Le “marketing des émotions” est-il, selon vous, un autre danger auquel doit faire face le photographe humanitaire ?


Tant à l’OMS qu’à l’ONUSIDA, j’ai remarqué que les photos employées n’étaient pas là pour expliquer le texte accolé, mais souvent pour attirer l’œil. [...] Le marketing en question est toujours le même et cela ne va pas changer parce que la photographie, c’est principalement de l'émotionnel. Une bonne photo pour la plupart, c'est le rêve qu’on crée ou bien l’image positive ou négative qu’on donne. Si la photo ne crée aucune émotion, ça leur passe devant, mais si elle attire le regard d’une personne, là, il y a un intérêt. [...] À ce sujet, j’ai très rarement eu de problèmes. Une fois au Mali, on était dans une petite ville et je faisais des photos de la voiture. On a commencé à me dire que j’étais un « sale blanc qui profitait de montrer la pauvreté ». Par chance, j’avais avec moi un magazine que j’avais fait avec l’ONU montrant des femmes éthiopiennes avocates, un homme qui avait construit un club Med et le chef des rastas d’Éthiopie. En montrant tout cela, j’avais essayé de montrer une image différente de l’Éthiopie, autre que la famine, et cela a calmé mon interlocuteur.


Selon vous, quel est finalement le rôle du photographe humanitaire ?


Ce n'est pas évident... Dans certains cas, on devient presque psychologue. Mais il faut se laisser porter. Très souvent, je réagis par rapport à ce qu'on me donne. Dans la photographie, on dit que le but est de « prendre une photo » mais en réalité, c'est tout le contraire. Moi je peux seulement capter ce que les gens me donnent. On s’imagine toujours la personne prise en photo comme un pantin mais non. Si la personne veut donner, elle le fera. Être photographe, c’est l’art de pousser le modèle à donner un maximum. C’est parfois magique. Un maître spirituel en Inde disait : Unless you look for something, you can not see it. Il faut s’intéresser. Il y a toujours du nouveau à découvrir, des moments magiques notamment à travers les portraits des personnes.

Nous remercions de nouveau Pierre-Michel Virot de nous avoir exposé son point de vue et ses expériences. Son approche fondée sur l’humanisation de l’autre inspire des réponses face aux critiques de la photographie humanitaire. Il ressort de son travail que le respect et la reconnaissance du modèle et de sa subjectivité sont l’essence même du métier de photographe humanitaire. Si le risque d’un certain « marketing des émotions » est évident, l’émotion reste un « facteur essentiel de l’indignation et donc de la mobilisation pour agir » selon Benoît Miribel[2]. Or, il est intéressant de voir qu’avec Pierre-Michel Virot, le champ émotionnel utilisé n’est pas celui qui tend à susciter l’indignation ou la compassion mais plutôt l’espoir, mettant en lumière la résilience dont font preuve les victimes au cœur des contextes et des crises humanitaires.


Interview de M. Perre-Michel Virot réalisée par Nathanaël GRIFFART, Sophie LENGRAND, Jane POMMIER et Lucie VERREAUX


Références


[1] B. CABANES, « Photographie humanitaire » : le point de vue d’un historien », Alternatives humanitaires, no. 15 novembre 2020, p.152, consulté le 26 février 2022 [disponible ici]. [2] CSF, « Benoît Miribel “ L’émotion reste un facteur essentiel de l’indignation et donc de la mobilisation pour agir” », Communications sans frontières, 27 février 2006 [disponible ici].


Bibliographie

Articles

CABANES, B., « Photographie humanitaire » : le point de vue d’un historien », Alternatives humanitaires, no. 15 novembre 2020.


CSF, « Benoît Miribel “ L’émotion reste un facteur essentiel de l’indignation et donc de la mobilisation pour agir” », Communications sans frontières, 27 février 2006.


LAGARDE, Y., « À l’origine de la photo humanitaire », France Culture, 21 novembre 2019.


TROIT, V. « La photographie, prisme de lecture et enjeu révélateur du système de l'aide internationale », Mondes en développement, vol. 165, no. 1, 2014, pp.119-131.


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