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Tchad : condamnations internationales timorées face à la répression systématique des manifestations


Le 10 octobre 2022, Mahamat Idriss Déby, à la tête du Conseil militaire de transition (CMT) tchadien depuis avril 2021, est investi comme Président de transition pour une période de deux ans supplémentaires. Cette prolongation va à l’encontre de la Constitution nationale[1] et de la décision du 3 août 2021 rendue par le Conseil de Paix et de Sécurité (CPS) de l’Union Africaine[2]. Dix jours plus tard, des manifestations éclatent au cours desquelles les autorités tchadiennes usent délibérément de la force létale à l’encontre des manifestants[3]. La répression systématique dont le régime use afin d’asseoir son autorité à la suite du coup d’État porte atteinte aux droits à la liberté d’expression et d’association pacifique pourtant protégés par la Constitution[4], fragilisés depuis déjà des années[5].

Un premier bilan établi par le Premier ministre dénombre « plus de 300 blessés » et une « cinquantaine » de personnes tuées - dont le jeune journaliste Narcisse Oredje[6]. Un décompte délibérément revu à la baisse selon la société civile. Les autorités, « face à une situation inattendue et absurde, (...) », n’auraient « pas pu se contenir ». Elles auraient agit en « légitime défense » face à une « insurrection préparée », au cours de laquelle l’opposition aurait cherché à renverser le pouvoir et déclencher une guerre civile, d’après la version communiquée par le gouvernement[7]. Cette thèse est largement contredite par différents organes régionaux et internationaux, accusant le Tchad d’avoir violé le droit de manifester, protégé par de nombreuses conventions auxquelles celui-ci est partie[8]. Ainsi, le Comité des Nations Unies contre la torture, qui devait examiner le rapport périodique du Tchad, a finalement pris la décision de se concentrer sur la répression des manifestations. À ce propos, l’expert indépendant Sébastien Touzé, Rapporteur du Comité contre la torture, a déclaré qu’il y aurait jusqu’à trois fois plus de personnes tuées que ce qui a été annoncé par le Gouvernement. Il dénombre 150 à 184 personnes disparues, 1369 personnes arrêtées et 600 à 1100 déportés dans une prison de haute sécurité, chiffres que N’Djamena a omis de déclarer[9].

Les condamnations de violations des droits humains à l’encontre du Tchad émises par les instances régionales divergent, mais s’avèrent globalement timides. Le Président de la Commission de l’Union Africaine a ainsi déposé une demande de sanction auprès du Conseil de Paix et de Sécurité, cependant celle-ci a échoué, faute de consensus. Le rapport présenté par le Président condamnait fermement le Gouvernement tchadien, tant pour avoir pris la décision de rester au pouvoir que pour la répression « sanglante » des manifestations[10]. La Communauté économique des Etats d’Afrique Centrale (CEEAC) qualifie quant à elle la violente répression des manifestations de « dérapage ». En ce sens, il n’est pas question de sanction, mais d’accompagnement, de soutien diplomatique, financier et matériel[11], symbolisé par l’envoi d’une mission de facilitation au Tchad.

Le Gouvernement semble disposer d’une large influence dans la région, mais pas seulement. La France et l’Union Européenne (UE) soutiennent également le Gouvernement de transition par une coopération militaire et policière[12]. La coopération entre la France et le Tchad, de longue date, est décriée par une partie de la population. En effet, malgré l’arrivée au pouvoir de M. Déby par un coup d’État[13], E. Macron soutient le nouveau président tchadien[14]. La France coopère financièrement avec le régime, bien que le Tchad soit en opposition avec l’Union Africaine au sujet des termes de la période de transition. De fait, si les puissances européennes font part de leurs « préoccupations » au sujet des manifestations et les condamnent[15], l’UE entend préserver ses bonnes relations avec un allié militaire de poids dans la région. Emmanuela Del Re, représentante spéciale de l’UE pour le Sahel, a déclaré que la relation avec le Tchad « est une coopération très fructueuse et au beau fixe, appelée à se raffermir pour la réussite de la transition »[16], sans pourtant que la lumière ne soit faite sur le rôle de la junte dans la répression des manifestations. Dans la continuité de la CEEAC, l’Union semble dès lors privilégier la voie de l’accompagnement, plutôt que celle de la sanction.

In fine, Mahamat Idriss Déby a accepté l’instauration d’une enquête internationale : une mission d’enquête conjointe CEEAC-Union Africaine-ONU. L'acceptation de l’enquête paraît surprenante au regard des dernières déclarations du Gouvernement, mais elle est le fruit de pressions opérées par la communauté internationale et par différents organismes de protection des droits humains. Elle pourrait être interprétée comme un espoir pour les victimes de la junte. Toutefois, sur place, les défenseurs des droits humains émettent des réserves. Dobian Assingar, représentant de la Fédération internationale pour les droits humains, craint que la CEEAC s’écarte de l’indépendance requise par la mission. La communauté économique est un organisme dont les positions s’avèrent généralement favorables au régime[17]. Néanmoins, les défenseurs des droits humains ne comptent pas en rester là. Dans ce cadre, la Cour Pénale Internationale (CPI) et quatre Rapporteurs spéciaux des Nations unies pourraient être rapidement saisis[18].

Ainsi, les relations diplomatiques tchadiennes semblent permettre au Gouvernement de transition d’éviter des condamnations fermes, en réponse aux crimes dénoncés par les organisations non gouvernementales et certains organes internationaux comme le Comité des Nations Unies contre la torture.

Par Jade BELGHALI, Ismaël DIALLO, Maëlle GROSSAIN-CAMIER, Lisa GUIRADO et Nathan MICHAUD.

BIBLIOGRAPHIE

Conventions :

- internationales


Convention universelle des droits de l’homme, New York, 10 décembre 1948, Nations Unies Article 20, Recueil des Traités, article 20.


Pacte international relatif aux droits civils et politiques, New York, 16 décembre 1966, Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 999, p. 171, article 21.


Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, Nairobi, 27 juin 1981, Organisation de l'Unité africaine.


- nationales


Constitution tchadienne, 20 avril 2018, articles 28, 67, 81, 82, 107.


Document internationaux :


Union Africaine, Communiqué de la 1016eme réunion du CPS, 3 août 2021.


Union Africaine, Communiqué de la 1106 réunion du CPS, 19 septembre 2022.


Articles scientifiques :


Daniel EIZENGA, « L'instabilité persistante au Tchad, l’héritage d’Idriss Deby », Centre d’étude stratégique de l’Afrique, 12 mai 2021.


Articles de journaux :


« Tchad : répression systématique des manifestations contre la prolongation de la période de transition », Fédération internationale des Droits de l’Homme, 21 octobre 2022.


« Tchad : les autorités livrent officiellement leur version sur les évènements du 20 octobre », RFI, 8 novembre 2022.


« Tchad, la francophonie condamne les violences du 20 octobre », organisation internationale de la francophonie.


Daouda Zongo, « AfricTivistes Condamne la répression des manifestations au Tchad », Wakatsera, 22 octobre 2022.


« Tchad : des experts de l’ONU fustigent la violente répression des manifestations du 20 octobre 2022 », Nations Unies, 4 novembre 2022.


« Tchad : mise au point de Moussa Faki après son désaveu à l’UA », RFI, 11 novembre 2022.


« CEEAC : Felix Tshisekedi, « facilitateur » dans la crise tchadienne », Africanews, 26 octobre 2022.


« Tchad : répression systématique des manifestations contre la prolongation de la période de transition », Fédération internationale des Droits de l’Homme, 21 octobre 2022.


« Tchad : le président réaffirme à l'UE sa demande d’une enquête indépendante sur le 20 octobre », Alwihdainfo, 15 novembre 2022.

« Tchad : le scepticisme accompagne l’enquête internationale sur les événements du 20 octobre », RFI, 9 novembre 2022.


« Manifestations réprimées au Tchad : une ONG dénonce « tortures » et « exécutions », Africa radio, 24 octobre 2022.


« Tchad : « nous ne pouvons pas cautionner cette dérive autoritaire », Monseigneur Djitangar Goetbé », Alwihdainfo, 3 novembre 2022.


Ouvrages


Tubiana, Jérôme. « Le Tchad sous et après Déby : transition, succession ou régime d’exception ? », Politique africaine, vol. 164, no. 4, 2021, pp. 121-140.


























[1] Constitution tchadienne, 20 avril 2018, article 82 : « En cas de vacance de la Présidence de la République pour quelque cause que ce soit (...) les attributions du Président de la République sont provisoirement exercées par le Président du Sénat. (...) Dans tous les cas, il est procédé à de nouvelles élections présidentielles quarante cinq (45) jours au moins et quatre vingt dix (90) jours au plus, après l’ouverture de vacance ». [2] Union Africaine, communiqué de la 1016eme réunion du CPS, 3 août 2021 et Union Africaine, communiqué de la 1106 ème réunion du CPS, 19 septembre 2022 : L’Union Africaine fixe la fin de la transition au 20 octobre 2022 et interdit aux membres de la junte de se présenter aux futures élections. [3] Daniel EIZENGA, « L'instabilité persistante au Tchad, l’héritage d’Idriss Deby », Centre d’étude stratégique de l’Afrique, 12 mai 2021. https://africacenter.org/fr/spotlight/linstabilite-persistante-au-tchad-lheritage-didriss-deby/ [4] Constitution tchadienne, 20 avril 2018, article 28. [5] « Tchad. La répression des manifestations se poursuit alors que les autorités ne protègent pas le droit à la liberté d’expression », Amnesty international, 11 octobre 2022. <www.amnesty.org/fr/news/chad-repression-of-protests-continues > [6] « Tchad : répression systématique des manifestations contre la prolongation de la période de transition », Fédération internationale des Droits de l’Homme, 21 octobre 2022. https://www.fidh.org/fr/regions/afrique/tchad/tchad-la-repression-systematique-des-manifestations-contre-la [7] « Tchad : les autorités livrent officiellement leur version sur les évènements du 20 octobre », RFI, 8 novembre 2022. https://www.rfi.fr/fr/afrique/20221108-tchad-les-autorit%C3%A9s-livrent-officiellement-leur-version-sur-les-%C3%A9v%C3%A8nements-du-20-octobre [8] Organisation de l'Unité Africaine, Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, Nairobi, 27 juin 1981, Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 1520, p. 217, article 11 ; Assemblée générale des Nations unies, Pacte international relatif aux droits civils et politiques, New York, 16 décembre 1966, Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 999, p. 171, article 21. [9] « Tchad : des experts de l’ONU fustigent la violente répression des manifestations du 20 octobre 2022 », Nations Unies, 4 novembre 2022. https://news.un.org/fr/story/2022/11/1129497 [10] « Tchad : mise au point de Moussa Faki après son désaveu à l’UA », RFI, 11 novembre 2022. https://www.rfi.fr/fr/afrique/20221111-le-tchad-%C3%A9chappe-aux-sanctions-de-l-union-africaine-malgr%C3%A9-un-rapport-accablant [11] « CEEAC : Felix Tshisekedi, « facilitateur » dans la crise tchadienne », Africanews, 26 octobre 2022. https://fr.africanews.com/2022/10/25/ceeac-felix-tshisekedi-facilitateur-dans-la-crise-tchadienne// [12] « Tchad : répression systématique des manifestations contre la prolongation de la période de transition », Fédération internationale des Droits de l’Homme, 21 octobre 2022. https://www.fidh.org/fr/regions/afrique/tchad/tchad-la-repression-systematique-des-manifestations-contre-la [13] Constitution tchadienne, 20 avril 2018, article 81 : « En cas d’absence du territoire ou d’empêchement temporaire du Président de la République, son intérim est assuré par le Vice-Président de la République, dans la limite des pouvoirs qu’il lui aura délégués ». [14] Tubiana, Jérôme. « Le Tchad sous et après Déby : transition, succession ou régime d’exception ? », Politique africaine, vol. 164, no. 4, 2021, pp. 121-140. [15] Tchad - La France condamne avec la plus grande fermeté les violences survenues lors des manifestations, france diplomatie, 21 octobre 2022. https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/tchad/evenements/article/tchad-la-france-condamne-avec-la-plus-grande-fermete-les-violences-survenues [16] « Tchad : le président réaffirme à l'UE sa demande d’une enquête indépendante sur le 20 octobre », Alwihdainfo, 15 novembre 2022. https://www.alwihdainfo.com/Tchad-le-president-reaffirme-a-l-UE-sa-demande-d-une-enquete-independante-sur-le-20-octobre_a119059.html [17] « Tchad: le scepticisme accompagne l’enquête internationale sur les événements du 20 octobre », RFI, 9 novembre 2022. https://www.rfi.fr/fr/afrique/20221109-tchad-le-scepticisme-accompagne-l-enqu%C3%AAte-internationale-sur-les-%C3%A9v%C3%A9nements-du-20-octobre [18] Manifestations réprimées au Tchad: une ONG dénonce « tortures » et « exécutions », Africa radio, 24 octobre 2022. https://www.africaradio.com/manifestations-reprimees-au-tchad-une-ong-denonce-tortures-et-executions

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