L’initiative pour des multinationales responsables : un bilan en demi-teinte
La Suisse détient sur son sol le record de multinationales par habitant[1], ce qui explique l’importance de l’initiative pour des multinationales responsables, portée par cent-trente organisations de la Société civile suisse[2]. Malgré l’obtention de la majorité populaire, l’initiative a échoué à obtenir la majorité dans un nombre suffisant de cantons[3] ce dimanche 29 novembre 2020, une situation inédite qui ne s’était pas présentée depuis 65 ans[4].
L’initiative populaire est prévue à l’article 139 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse et permet une révision partielle de celle-ci, en respectant des conditions de fond et de forme[5]. Régulièrement envisagée comme une opportunité de renouveau démocratique, dans la pratique suisse elle ne connaît que peu de succès puisque entre 2009 et 2019, seules sept des cent-dix-huit initiatives proposées furent adoptées par référendum. Pourtant présentée comme un instrument de démocratie directe, son introduction dans le système juridique français[6] est une des revendications majeures du mouvement des gilets jaunes[7].
L'objectif de l’initiative pour des multinationales responsables est clair : offrir un moyen de recours devant les tribunaux suisses en cas de violations des droits humains et de l'environnement commises à l’étranger par les multinationales ayant leur siège social sur le territoire, y compris par les filiales ou les fournisseurs qu’elles contrôlent. Elle aurait permis aux victimes d’engager une procédure civile pour être dédommagées du préjudice subi, si elles parvenaient à prouver le lien de causalité entre ledit dommage et un acte illicite commis par la firme[8].
Depuis l’adoption par le Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies des Principes directeurs sur les droits de l’Homme et les entreprises en 2011[9], les projets de ce type se multiplient. Des lois sont adoptées ou en cours de discussion dans plusieurs pays, notamment en France, en Allemagne et au Royaume-Uni ; à l’initiative du Parlement, l'Union Européenne élabore également un projet[10]. Au niveau international, il n’existe pas d’instrument juridique contraignant. Bien que ces principes régulateurs se multiplient[11], le fait que leurs destinataires soient des acteurs non-étatiques rend ces normes largement « emblématiques »[12].
Glencore et Nestlé, comme de nombreuses autres multinationales ayant leur siège social sur le territoire helvétique, exploitent beaucoup de matières premières dans les pays du Sud. La puissance économique de certaines d’entre elles dépassant celle de plusieurs États réunis[13], ce qui crée un rapport de force particulièrement visible au cours des négociations entre elles et les pays dans lesquels elles exploitent lesdites ressources. Ces entreprises auraient peu d’impacts positifs au niveau local selon la thèse de la « malédiction des matières premières »[14]. En effet, elles auraient des répercussions néfastes, notamment au Tchad, au Congo, et au Burkina Faso[15]. Pourtant, le ministre du Commerce du Burkina-Faso a exprimé son soutien à la campagne contre l’initiative, faisant part de ses craintes sur les conséquences socio-économiques qu’elle pourrait avoir pour son pays. La campagne du « non », appuyée par le Conseil fédéral et le Parlement, a soutenu que les conséquences économiques de l’approbation de l’initiative seraient désastreuses, et créeraient un désavantage concurrentiel pour les entreprises, qui auraient risqué de se délocaliser, expliquant la rédaction d’un contre-projet bien moins contraignant. La situation sanitaire fut d’ailleurs une des raisons du rejet de l’initiative dans les cantons plus ruraux, puisqu’elle raviva les craintes économiques des populations déjà touchées par cette crise.
Malgré le rejet de l’initiative, un contre-projet présenté par le Sénat entrera en vigueur automatiquement. Il met en place un système de rapport sur les questions de droits humains, de l’environnement et de corruption. Il présente, lui aussi, un devoir de diligence, tout du moins dans le cadre du travail des enfants et de l’extraction de matières premières en zone de conflit. Qualifié de « tigre de papier »[16], il ne met pas en place de système de responsabilité juridique. Selon les initiateurs, il créerait simplement de la bureaucratie, sans effectivité sur la situation des droits de l’Homme[17]. Le contre-projet ne semble donc pas être un réel obstacle à l’impunité des multinationales. Toutefois, on retrouve au lendemain des résultats, des initiateurs plein d’espoirs, forts de leur majorité populaire qu’ils comptent utiliser comme argument de pression sur le Conseil fédéral pour pousser la législation dans ce qu’ils considèrent être la bonne direction[18].
La mise en œuvre d’un instrument juridique extraterritorial tel que l’initiative étudiée en l’espèce est perçue par certains comme une ingérence étrangère puisqu’il s’agirait de juger d’actions commises dans un pays tiers, n’impactant pas la population de l’État qui le met en place. D’aucuns considèrent que cette initiative tend vers le néo-colonialisme[19]. Finalement, cette initiative reposait sur le paradigme d’universalité des droits humains[20] et interroge aujourd’hui sur le caractère relatif de tout un système de valeurs qui se reflète dans la diversité des systèmes juridiques.
Par Clémentine Elfasci, Délia Hammar, Camille Houtteman, Arthur Romano et Agathe Schramm
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RÉFÉRENCES
Tous les liens ont été de nouveau consultés pour vérification le 12 décembre 2020. [1] Soit 28 622 entreprises faisant partie d’un groupe multinational en 2018 selon l’Office Fédéral de la statistique, accessible ici. [2] Liste des organisations porteuses et organisations de soutien disponible ici. [3] Nécessaire double majorité selon l’article 142 de la Constitution : « Les actes soumis au vote du peuple et des cantons sont acceptés lorsque la majorité des votants et la majorité des cantons les approuvent », accessible ici. [4] Selon l’institut de sondage gfs.bern, obtention de 50,7% des votes mais rejet par au moins 14 des 26 cantons. L'initiative populaire « concernant la protection des locataires et des consommateurs » a obtenu la majorité populaire le 13 mars 1955 (50,2%) mais n’a pas obtenu la majorité des cantons. Il s’agit des deux seules occurrences de cette situation. [5] Article 139 de la Constitution fédérale « 1) 100 000 citoyens et citoyennes ayant le droit de vote peuvent, dans un délai de 18 mois à compter de la publication officielle de leur initiative, demander la révision partielle de la Constitution. 2) Les initiatives populaires tendant à la révision partielle de la Constitution peuvent revêtir la forme d’une proposition conçue en termes généraux ou celle d’un projet rédigé. 3) Lorsqu’une initiative populaire ne respecte pas le principe de l’unité de la forme, celui de l’unité de la matière ou les règles impératives du droit international, l’Assemblée fédérale la déclare totalement ou partiellement nulle (...) », op cit. note 3. [6] Les articles 11 et 89 de la Constitution française prévoient des référendums d’initiative partagée, l’article 11 dispose qu’un référendum peut être organisé notamment « à l’initiative d’un cinquième des membres du Parlement, soutenu par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales », Conseil constitutionnel, Texte intégral de la Constitution du 4 octobre 1958 en vigueur à jour de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, accessible ici. [7] Bertrand Nouel, État et collectivités, Référendum et RIC : nos propositions, Fondation IFRAP, 20 décembre 2018, accessible ici. [8] Voir le texte de l’initiative populaire sur la responsabilité des multinationales, accessible ici. [9] « Les droits de l’homme et les sociétés transnationales et autres entreprises », Résolution A/HRC/RES/17/4 du 6 juillet 2011, accessible ici. [10] Projet à l’initiative du Parlement, élaboré au sein de la commission des affaires étrangères et adopté par celle-ci. Il doit maintenant être présenté à la Commission, puis au Parlement dans son ensemble [11] Voir par exemple la Déclaration de principes tripartite de l’Organisation Internationale du Travail sur les entreprises multinationales et la politique sociale (de 1977, amendée en 2000 puis en 2006), accessible ici ; les principes directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales, mis à jour le 25 mai 2011 et accessibles ici ; le Pacte Mondial des Nations-Unies (juillet 2000), éléments de réponse fournis par le Quai d’Orsay accessibles ici. [12] Hennebel Ludovic, Hélène Tigroudja, Traité de droit international des Droits de l’homme, 2e Ed. Pedone, 2018 [13] Par exemple, le chiffre d’affaire de Glencore en 2018 atteignant presque 220 milliards de dollars, ce qui correspond à plus de 19 fois le Produit intérieur brut (PIB) du Tchad la même année (11,27 milliards de dollars en 2018). [14] Marc Ummel, représentant pour l’Initiative multinationales responsables et responsable du dossier matières premières chez SWISSAID lors d’une table ronde le 5 novembre 2020, « Multinationales, entre responsabilité et irresponsabilité ». Cette théorie fut développée pour la première fois par Richard Auty dans Resource-Based Industrialization: Sowing the Oil in Eight Developing Countries, 1990. Selon cette théorie, il y aurait une corrélation négative entre le taux de croissance d’un pays et la proportion des exportations de matières premières dans son PIB. La banque mondiale explique que « ces ressources seraient sources de conflits plutôt que chance de développement », notamment du fait d’une mauvaise gouvernance et de problèmes de corruption. Voir l’analyse de la Banque Mondiale ici. [15] Exemples cités par Marc Ummel, op cit. note 14. L’exemple du Tchad est ensuite explicité par Maitre Delphine Kemneloum, et plus précisément la situation dans les zones pétrolières dans le Sud du pays, où l’exploitation des ressources par des multinationales (Glencore, Essochad, CNPCIC) entrainent des dégâts environnementaux majeurs. Dans la zone de Badila, dans le village de Melom, Glencore aurait laissé échapper de l’eau de production souillée qui aurait alors pollué le fleuve Nya-Pendé, source d’alimentation des habitants de la zone, mettant en grave danger la vie des populations locales. [16] Par Chantal Peyer, membre du comité de l'«initiative pour des entreprises multinationales responsables» et cheffe d‘équipe économie éthique à l'ONG Pain pour le prochain. Accessible ici. [17]op cit. note 16. [18] En ce sens, voir l’intervention de Monsieur Baptiste HURINI lors de la retransmission en direct du dimanche de votation, organisé par l’ONG initiative multinationale responsable, accessible ici. [19] Notamment Cristina Gaggini, directrice romande du syndicat patronal economiesuisse, op cit. note 16. Elle justifie cette analysé en disant que l’initiative renvoyait le message suivant : «Votre justice ne vaut rien, laissez-nous faire, nous savons bien mieux que vous.» , du fait notamment que le champ d’application de l’initiative aurait inclus des entreprises étrangères et pas seulement les multinationales suisses. Cette analyse est contrée par les initiants, qui revendiquent un équilibrage du rapport de force entre les multinationales et les pays concernés, accessible ici. [20] Ce paradigme vient établir un lien de corrélation direct entre la nature humaine et certains droits, sans nécessairement prendre en compte le multiculturalisme.
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