La privatisation des conflits armés : conséquences et enjeux juridiques
Le 15 mars 2021, trois ONG ont déposé une plainte à Moscou[1] à l’encontre de membres de la société militaire privée (SMP) Wagner accusés d’avoir torturé, décapité et immolé un déserteur de l’armée syrienne[2]. Il s’agit de la première plainte visant des membres du groupe Wagner, réputé peu regardant en matière de droit international humanitaire (DIH) et de droits de l’Homme[3].
C’est dans les années 1990 que se sont développées les SMP, accompagnant l'avènement de l'idéologie néolibérale. Les SMP sont des sociétés privées fournissant des services militaires et/ou de sécurité à différents acteurs tels que les États, les organisations internationales, les ONG et les entreprises privées[4]. Ces services peuvent aller de la stabilisation post-conflit à la protection de personnes, de bâtiments et de convois. La systématisation de l’emploi de ces entreprises par les États depuis les guerres d'Irak et d'Afghanistan en a fait des acteurs indissociables des conflits armés[5]. À titre d’exemple, en 2007 en Afghanistan, les États-Unis employaient deux fois plus de contractants privés que de militaires[6]. Si le recours à ces sociétés présente de nombreux intérêts, très peu de textes encadrent leur activité, ce qui mène parfois à des dérives et de l’impunité[7].
Ce vide juridique a conduit à des situations telles que le scandale de Dyncorp en Bosnie. Dans cette affaire de 1999, des employés de la SMP américaine étaient impliqués dans des abus sexuels et de la prostitution forcée de mineurs[8]. Malgré ces révélations, Dyncorp et les employés concernés n’ont fait l’objet d’aucune condamnation. Cette impunité s’explique principalement par la difficulté de trouver une juridiction adaptée, que ce soit dans les États hôtes, souvent instables, ou dans les États d’origine des contractuels. En effet, l’extra-territorialité de l’infraction peut bloquer l’engagement de poursuites dans l’État d’origine, rendant nécessaire la consécration d’une compétence personnelle active en droit national. C’est en vertu de cette compétence que la plainte contre les membres de Wagner a pu être déposée devant les tribunaux russes[9]. Cependant, le caractère politique de ce type d’affaires rend leur aboutissement incertain[10].
L’une des solutions actuelles réside dans l'autorégulation de l’action des SMP. Certaines ont notamment mis en place des mécanismes de plainte interne, des codes de conduite et la formation en DIH de leur personnel. Selon le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), ces critères devraient conditionner l’octroi d’autorisations ou de licences par les États[11]. Au niveau international, le Document de Montreux, rédigé en 2008 à l’initiative du CICR, liste les obligations juridiques et les bonnes pratiques pour les États en matière de SMP[12]. Il s’agit cependant de soft law, n’offrant aux victimes aucun recours juridique effectif. Enfin, les victimes peuvent dans certains cas engager la responsabilité des États devant les juridictions de droits de l’Homme. Dans ses arrêts Costello-Roberts c. Royaume-Uni[13]et Van der Mussele c. Belgique[14], la Cour européenne des droits de l’Homme a considéré que les États ne pouvaient échapper à leur responsabilité en déléguant des activités à des personnes privées. C’est une position qu’ont également adoptée la Cour interaméricaine des droits de l’Homme dans l’arrêt Velásquez-Rodríguez c. Honduras[15], et le Comité des droits de l’Homme dans les cas Delgado Páez c. Colombie[16] et Santullo c. Uruguay[17]. Il faut noter que ces affaires n’étaient pas relatives à l’emploi de SMP. Toutefois, le raisonnement pourrait être appliqué par analogie à ces situations, dès lors que le lien entre l'État et la société en cause serait démontré.
Ainsi, un vide juridique reste à combler et une meilleure définition de l’activité des SMP en tant que telles permettrait d’avancer sur cette voie. L’élaboration de nouvelles stratégies contentieuses et la responsabilisation des SMP sont des pistes intéressantes mais dont les résultats se font encore attendre, et les initiatives nationales et internationales ne sont pas suffisamment efficaces pour pallier aux carences créées par cette privatisation des conflits armés.
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RÉFÉRENCES
[1] FIDH, Communiqué, « Plainte déposée à Moscou au nom d’une victime syrienne à l’encontre de combattants du groupe Wagner », 22 mars 2021 [disponible ici]. [2] D. Korotkov, Изуродовали кувалдой, отпилили голову, труп сожгли под музыку. Так в Сирии развлекались наемники из « группы Вагнера ». Рассказываем, кто в этом участвовал, Novayagazeta, 20 novembre 2019 [disponible ici] [Attention, cet article contient des images pouvant être choquantes]. [3] « RCA : des experts inquiets de l'utilisation par le gouvernement de « formateurs russes » et de contacts étroits avec les Casques bleus », ONU Info, 31 mars 2021 [disponible ici]. [4] CICR, « Droit international humanitaire et entreprises militaires et de sécurité privées », 10 décembre 2013 [disponible ici]. [5] Voir : K. Michel, « La privatisation de la guerre », Études, vol. tome 401, no. 9, 2004, pp. 181-191 [disponible ici]. [6] « L’échiquier mondial. Les sociétés militaires privées : vers une privatisation de la guerre ? », RT France, 19 juillet 2019 [disponible ici]. [7] Voir : Conseil des droits de l’Homme, « Rapport du Groupe de travail sur l’utilisation de mercenaires comme moyen de violer les droits de l’homme et d’empêcher l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », A/HR/7/7, 9 janvier 2008. [8] Voir : A. Deborah, "Privatizing Military Training”, Foreign Policy in Focus, vol. 7, no. 6, 2002 [disponible ici]. [9] Article 12 du Code pénal de la Fédération de Russie. [10] Le groupe Wagner est notamment accusé d’être très proche du pouvoir russe et d’agir selon ses intérêts. [11] CICR, « Droit international humanitaire et entreprises militaires et de sécurité privées », 10 décembre 2013, Op. cit. [12] CICR, Document de Montreux sur les obligations juridiques pertinentes et les bonnes pratiques pour les États en ce qui concerne les opérations des entreprises militaires et de sécurité privées opérant pendant les conflits armés, septembre 2008 [disponible ici]. [13] CEDH, Costello-Roberts c. Royaume-Uni, requête n°13134/87, arrêt du 25 mars 1993 [disponible ici]. [14] CEDH, Van der Mussele c. Belgique, requête n°8919/80, arrêt du 23 novembre 1983 [disponible ici]. [15] CIDH, Velásquez Rodríguez c. Honduras, arrêt du 29 juillet 1988 [disponible ici]. [16] Comité des droits de l’Homme, William Eduardo Delgado Páez c. Colombie, communication n°195/1985, 23 août 1990 : Le Comité a considéré qu’un « État partie n'est pas dégagé de ses obligations en vertu du Pacte lorsque certaines de ses fonctions sont déléguées à d'autres organes autonomes ». En effet, le fait de confier au secteur privé des activités de l'État comportant le recours à la force et la détention de personnes ne soustrait pas l’État partie concerné à ses obligations. [17] Comité des droits de l’Homme, Edgardo Dante Santullo Valcada c. Uruguay, communication n°9/1977, 26 octobre 1979.
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BIBLIOGRAPHIE
- PAYOT (G.), La situation juridique des employés de sociétés militaires privées, Université Lyon II, Mémoire rédigé sous la direction du Professeur Habib GHERARI, 2007
- MALDONADO (C.M.), Les sociétés militaires privées et le droit international contemporain : enjeux et perspectives en matière de responsabilité, Université du Québec à Montréal, 2017
- DUPONT (C.), La participation de personnes privées à des opérations militaires : aspects juridiques, Droit. Université de Strasbourg, 2014
- FRANCART (L.), « Sociétés militaires privées : quel devenir en France ? », Inflexions, vol. 5, no. 1, 2007, pp. 85-105
- VITKINE (B.), ZERROUKY (M.), « Première plainte à Moscou contre les mercenaires Wagner pour des exactions commises en Syrie », Le Monde, 15 mars 2021
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