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Les violences sexuelles dans les conflits armés : quelle approche dans la lutte contre ce phénomène?

Entretien avec Céline Bardet



Juriste et enquêtrice criminelle internationale, spécialiste des crimes internationaux, en particulier les crimes de guerre, et les questions de sécurité, Céline Bardet est également la fondatrice de l’organisation non gouvernementale (ONG), We are not weapons of war (WWoW), au sein de laquelle elle met à profit son expertise et soutient les victimes de violences sexuelles dans les conflits armés. Dans cet entretien, elle revient sur les raisons de son engagement, la création de son ONG, les défis auxquels elle et son équipe se confrontent aujourd’hui et les mécanismes qu’elle élabore pour soutenir effectivement et efficacement les victimes, celles qu’elle préfère nommer “les survivants”. Cette lutte, même si elle ne se revendique pas militante, Céline Bardet la mène dans une approche holistique avec comme mots d’ordre l’expertise et l’efficacité dans les solutions apportées pour lutter contre ce phénomène.


Depuis le début de votre carrière vous vous intéressez à la thématique des violences sexuelles dans les conflits armés, y a-t-il une raison particulière à cet engagement, ce choix de thématique ?


Le conflit dans les Balkans à la fin des années 1990 m’a secoué et fasciné, comme beaucoup de personnes à cette époque, et je me suis retrouvée sur le terrain un peu par hasard en tant que juriste enquêtrice. La question des crimes sexuels a été abordée et traitée par le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie (TPIY)[1] et par le Tribunal pénal pour le Rwanda (TPIR)[2], mais on s’est rapidement rendu compte qu’il y avait un énorme fossé entre ce qui était traité dans ces juridictions et la réalité sur le terrain : les victimes restaient invisibles, les enquêteurs n’étaient pas formés à la problématique des violences sexuelles et surtout, il y avait un tabou généralisé. Même si les juridictions pénales internationales s’en sont saisies, les actes d’accusation n’incorporaient pas les violences sexuelles commises. Le problème était surtout lié au fait qu’on ne s’adressait pas aux victimes pour savoir ce qu’elles avaient réellement vécu. Alors, on a créé un groupe de travail, on est allé sur le terrain, on a interrogé les personnes et j’ai été à l’initiative du premier procès de viol comme crime de guerre en Bosnie-Herzégovine. Pour l’anecdote, ce procès a fait un double scandale, à cause du sujet [forcément], et surtout parce que la victime était Serbe. Tout ça pour dire que je me suis retrouvée de façon opportune à travailler sur ce sujet et j’ai ensuite travaillé pour le TPIY auprès du juge Claude Jorda, au Bureau Crimes et Drogues des Nations Unies ainsi qu’en Bosnie-Herzégovine et en Libye pour des missions de terrain principalement accès sur l’enquête et le processus de justice contre les crimes de guerre[3]. A chaque fois j’ai pu faire le même constat : il faut former les professionnels qui sont confrontés à la thématique des violences sexuelles dans les conflits armés, il faut parler davantage du sujet et il est nécessaire qu’il y ait un changement sociétal pour endiguer ce phénomène des violences sexuelles comme arme de guerre à un niveau global.


Est-ce cela qui vous a poussé à créer et développer votre ONG [WWoW] ?


Ce qui m’a poussé à monter WWoW en 2014, c’est le manque de connaissance autour du sujet. On ne parlait pas des violences sexuelles dans les conflits il y a six ans comme on en parle aujourd’hui. Le problème est qu’il existe une réelle méconnaissance à ce niveau. Aujourd’hui on utilise aisément la qualification de viol comme arme de guerre mais finalement le viol comme outil stratégique ne concerne que quelques pays (environ 4). Les violences sexuelles, quelles qu’elles soient, commises lors des conflits armés ne sont pas forcément qualifiés de crimes internationaux. La seconde raison pour laquelle j’ai fondé WWoW c’est pour développer des outils afin de mieux accéder et identifier les victimes, leur offrir l’accès à un service qui répond vraiment à leurs besoins, pour mesurer l’ampleur du phénomène et mieux appréhender le modus operandi des responsables. En six ans, nous avons remarqué qu’il y avait un véritable engouement autour de la thématique, que nous avons une visibilité plus importante au niveau national et international et qu’un plaidoyer global se développe. Mais il faut développer les outils adéquats pour lutter efficacement contre le phénomène et soutenir les victimes.


A ce sujet, nous savons que vous travaillez en lien étroit avec le Bureau de La Procureure de la Cour pénale internationale (CPI) depuis plusieurs années au sujet de la Libye, que pensez-vous du rôle de la CPI dans la lutte contre ce phénomène ?


Nous travaillons avec Fatou Bensouda depuis deux ans sur le dossier de la Libye et nous avons déposé une plainte qui est admissible et va passer en instruction. Le problème est que la CPI est submergée par les communications alors qu’elle manque de moyens et de ressources pour les traiter efficacement. La méconnaissance générale des institutions et de leur fonctionnement est un obstacle à leur efficacité. Il faut arrêter de penser que la CPI est l’unique réponse, surtout pour les victimes, qui ont souvent des besoins ailleurs. Cependant, il y a un véritable intérêt à développer un contentieux sur le terrain de la compétence universelle. Les crimes poursuivis sont dans les codes pénaux nationaux donc c’est vraiment intéressant d’aller dans cette direction. La France semble s’impliquer de plus en plus de ce côté-là. Nous avons d’ailleurs déposé une plainte en 2018 au pôle génocide du Tribunal de Grande Instance de Paris contre le général libyen Khalifa Haftar pour des faits de torture, qui est admissible. Si la plainte n’inclut pas d’accusations de viols, le mécanisme de la compétence universelle pourrait tout à fait être utilisé à l’avenir pour ce type de crimes.


Afin de pallier un manque d’informations et de proposer un moyen d’identification plus rapide et efficace pour les victimes, vous avez développé un outil numérique, le “Back up”, pouvez-vous nous en dire un peu plus ?


L’une des premières difficultés face aux violences sexuelles dans les conflits armés est l’identification des victimes. Quand j’ai monté WWoW, nous avons fait le constat d'un manque de statistiques fiables en la matière et d’un manque de coordination dans la prise en charge. Le Back up est une plateforme sécurisée qui permet de recueillir la parole des victimes, de faciliter leur accès à des services et de sécuriser les éléments de preuve. Cela fait un an et demi qu’il est en pilote dans plusieurs pays et plus de trois ans que l’on travaille à son élaboration. Il sortira officiellement en septembre si nous avons les fonds nécessaires ! Les victimes peuvent se signaler via la plateforme, ce qui déclenche automatiquement une alerte auprès des relais locaux et permet d’assurer une prise en charge, ou du moins une première réponse. Les victimes peuvent également sécuriser des éléments de preuves, comme des photos, puisque tout est enregistré sur nos serveurs. Le Back up est un médium. La technologie ne résout rien en soi mais elle facilite l'interaction entre la victime, les acteurs de protection et nous. Le but est de faciliter et d’amener les services auprès des victimes afin de répondre aux besoins immédiats de survie, qui, au départ, sont souvent d’ordre médical ou économique plus que d’une soif de justice.

Les institutions judiciaires peuvent également avoir un accès direct à l’outil et extraire des données. Concernant le Burundi, la CPI a accès aux données et a pu entrer en relation avec certaines victimes dans le cadre de ses enquêtes. Dans ce cadre, le Back up permet de centraliser des informations essentielles et est utilisé comme relais d’informations entre les différents acteurs impliqués.

Pour que le Back up soit un outil constructif, il faut des relais locaux, donc nous avons labellisé des services au niveau local. Dans certains pays nous travaillons qu'avec la société civile. Toutefois, en Guinée Conakry, l’outil a été développé directement au sein de l’unité de violences sexuelles de la police. En République Démocratique du Congo (RDC), le Back up a été relayé au sein même d’un hôpital. Nous avons également nos réseaux en Libye et au Burundi qui participent à l'élaboration et à la dissémination de l’outil sur place. Ce qui est sophistiqué dans cet outil c’est le back office : tout le système qui permet de suivre, d’être alerté en temps réel et de voir quels services ont été mis en place ou non et ainsi de faire remonter d’éventuels problèmes de fonctionnement et de prise en charge. Cela s’inscrit dans un objectif plus global qui est celui de l’efficacité. Le Back up est une vraie vision de comment nous voulons travailler à WWoW : la coopération et l'empowerment[4]des services sur place qui est nécessaire pour répondre aux véritables besoins des victimes et développer une réponse tant cohérente qu’efficace.


Quelle approche adoptez-vous pour accompagner les victimes ?


Selon mon expérience, il n’y a rien qui répare les violences subies, mais une chose est sûre, c’est que les victimes ont besoin qu’on les croie, qu’on reconnaisse ce qui leur est arrivé. Finalement, de ce que j’ai pu observer, les victimes ne sont pas obsédées par les personnes qui les ont agressées, la question qu’elles se posent c’est plus “comment et pourquoi c’est arrivé ?”. A ce moment-là, il faut avoir une approche plus macro du phénomène. Les violences sexuelles, quand elles sont prises sous le prisme des conflits armés, questionnent nécessairement la place de l’État et le manque de gouvernance. Dans ce cadre, il faut adresser le contexte pour mieux comprendre que les victimes veulent que la justice pose et reconnaisse les faits plus qu’elle ne condamne. Pour les victimes, la justice passe par la reconnaissance de ce qu’elles ont subi. Elles accusent d’abord l'État, disant souvent que leur bourreau est autant victime qu’elles, mais ce point-là est difficilement entendable par le grand public.

D’un point de vue très pragmatique, les victimes se retrouvent dans des situations de survie et dans un contexte de vulnérabilité socio-économique et médicale important. Il est nécessaire de se détacher d’une approche victimaire et communautariste pour répondre aux véritables besoins des victimes, à savoir, sortir de la précarité économique et accéder à un suivi sur le plan médico-social. Elles aspirent davantage à une justice au niveau global quand elles accusent l’État, mais le système des réparations au sein des juridictions est faillible. Des deux côtés on se retrouve dans un système victimaire et d’assistanat alors qu’il est nécessaire de travailler avec et pour les victimes pour leur réintégration dans la société. Au Kivu [en RDC], il y a une non-gouvernance absolue, la justice locale comme nationale ne fonctionne pas et ne permet pas de reconnaître les actes commis. A ce moment-là, il faut repenser l’approche que l’on a des survivants pour leur offrir des solutions pérennes de prise en charge et d’autonomie afin de leur redonner un pouvoir d’action.


Aujourd’hui, quels sont les défis auxquels vous êtes confrontés et quelles évolutions envisagez-vous ?


Actuellement, je veux faire de WWoW une véritable agence d’expertise au sujet des violences sexuelles comme élément de crimes internationaux avec comme objectifs de former les professionnels concernés (policiers, avocats, juges, etc.), d’être encore plus visible et pédagogue sur la thématique et de multiplier les moyens d’avoir des statistiques viables. Notre volonté première est de penser efficacement et effectivement la réponse pour les victimes.


Par Blandine Maltese, Célia Faure, Eloise Richard, Jean Mazel et Sophie Jager


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RÉFÉRENCES

[1] Affaire Tadic (IT-94-1-A, Le Procureur c/ Dusko Tadic, Arrêt, 15 juillet 1999), premier procès pour violences sexuelles contre des hommes [disponible ici] [2] Affaire Akayesu (ICTR-96-4, Le Procureur c/ Jean-Paul Akayesu, 2 octobre 1998), [disponible ici] [3] We are not weapons of war, présentation de Céline Bardet [disponible ici] [4] Traduction en français : “l’autonomisation”

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